Artenia ressent toujours de l’émotion quand elle se souvient de cette soirée de ses 14 ans le 5 mai 2021 : un soleil brûlant avait brillé toute la journée, avec une température caniculaire pour un début mai, situation impensable à l’époque bien que courante aujourd’hui.
Ses parents lui avaient offert l’un des premiers i-cones, une petite bague électronique qu’elle avait passée avec jubilation à sa main, et qui était couplée à une petite lentille écran couvrant son œil.
Elle pouvait converser avec son i-cone, qui s’exécutait instantanément : établir la liaison avec son amie Tarna, l’alerter sur son niveau de sucre dans le sang, dicter et envoyer les réponses à son questionnaire d’anglais, visionner et commenter la dernière e-série en simultané avec son ami chinois Liko rencontré sur Callformusy… Une liberté incomparable.
Son frère Kalis, de 6 ans son aîné, venait de signer un nouveau contrat à durée flexible pour Brightdata, la startup devenue experte dans l’analyse des flux 5G.
Kalis pouvait décider de faire varier son niveau d’activité d’une semaine sur l’autre, il l’exerçait connecté depuis n’importe où via la 5G, et aussi depuis des hotspots professionnels ultra haut débit.
Son équipe et lui échangeaient quotidiennement via Facework, et ils se retrouvaient tous régulièrement à Stockholm, Madrid ou chez l’un d’entre eux pour échanger sur la multitude de projets qu’ils développaient.
Artenia se souvient aussi de ce message hologrammique reçu de son ami chinois Liko quelques années plus tard : « ça y est, Artenia, Moyocar vient de démarrer Moyobull à Shingshai ! ».
Moyobull, que l’on voyait très bien en arrière-plan de l’hologramme de Liko, c’était la première plateforme-machine dotée en intelligence artificielle qui la rendait totalement autonome pour la conception, la production et la vente de véhicules électriques sans conducteur.
Les commandes, complètement personnalisables, étaient passées sur le Supernet et livrées par Masterdrone en des temps records.
Seules quelques opérations d’orientations stratégiques de la conception et les prix de ventes faisaient l’objet d’interventions humaines, de même que les alertes de niveau 5, pour des défauts irréversibles de production ou de maintenance.
Elle se dit qu’elle n’avait pas vraiment conscience alors de cette révolution en marche qui allait tout changer. Ce n’est qu’en 2042 que l’évidence lui apparut : cette année-là, la part des activités quaternaires dans l’économie (activités ne nécessitant plus aucune intervention humaine) dépassa celles des activités tertiaires et le chômage salarié atteignait plus de 50% dans certaines régions de la planète.
Nombre de ses amis laissaient leurs jobs désormais remplis par des robots ou des programmes intelligents : Juliana, dans l’assistance juridique, Jérôme dans l’expertise comptable, Léonie dans la banque.
La Scandinavie, le Canada, la Suisse avaient dès la fin des années 2020 anticipé cette nouvelle révolution de la « fin » du travail en mettant en place un revenu universel, indépendant de toute activité professionnelle et venant se substituer à toutes les aides sociales.
En parallèle, la généralisation des énergies renouvelables et des bio-énergies allaient fortement réduire la facture énergétique. Le système de santé s’était invité à domicile et avait redonné leurs places aux centres de soins locaux automatisés. Et la taxation des machines, des programmes et des flux d’informations remplaçaient les taxes sur le travail.
Dans ces pays, l’activité commerciale avait explosée, prenant des formes multiples, y compris l’échange de biens et de services. Le bénévolat était devenu aussi présent que l’activité rémunérée, les réseaux associatifs et collaboratifs s’étaient développés.
L’éducation et la formation étaient sorties de leurs formats centralisés et monolithiques et s’étaient rendues accessibles à tous et à tout âge, en utilisant largement l’apprentissage en situation virtuelle, des échanges individuels avec des coaches et des sessions de groupe via NetTeach. Enfin, le politique avait redonné le pouvoir au local.
Aujourd’hui, à l’aube du 22e siècle, du haut de ses 93 ans, Artenia n’en revenait toujours pas d’avoir vécu ce siècle où tant de choses avaient changé si vite et où le « vieux » travail avait disparu. Des machines partout, des programmes partout, des assistances partout, et paradoxalement ce lien renforcé d’activités et de services entre les hommes.
Artenia, était là, pleine de joie avec ses petits-enfants, tandis qu’elle leur racontait l’histoire de Moyobull.
Et elle avait au fond d’elle un seul regret : celui de ne pas avoir à connaître ce que serait le prochain siècle !
Didier Perrin
PS : n’hésitez pas à réagir à ce mail en retour, toutes les histoires s’emboîtant dans celle-ci seront les bienvenues!